THEATRE SAINT GABRIEL

THEATRE SAINT GABRIEL

L’affaire du théâtre St Gabriel fit couler beaucoup d’encre en son temps. Véritable piste aux étoiles ayant accueilli les titans de la scène, la vénérable institution avait contribué à la mise en orbite de sa ville mère dans l’Europe de la culture. Subitement la sémaphore rayonnante à cessé d’émettre sa lumière balisante. Amputée dans sa chair et dans sa vitalité Ajaccio ne s’est jamais remise de la perte du plus scintillant joyau de son impériale couronne.
Si à l’issue du trépas le corps retourne à sa poussière originelle, l’esprit, quant à lui, est condamné à une errance sans fin dans les limbes des immensités glacées du territoire des ombres d’où il ne pourra s’extirper qu’à la faveur de sa réincarnation dans le monde de la forme et du mouvement. Comme un «Titanic» de pierre ayant sombré dans un océan d’oubli, l’âme chantante de feu le théâtre St Gabriel attend l’heure de la résurrection et de la réhabilitation depuis la fatidique nuit 27 Octobre 1927.
1830-1927 : au terme d’un grand siècles parsemé d’opéras, de comédies et de bel canto, une certaine vision du monde de la culture et un art de vivre s’évaporent dans la fuite ascensionnelle des volutes de fumée de la honte et de l’infamie. Cruelle ironie, pour ce haut lieu du répertoire classique, que de tirer sa révérence sur une spectaculaire représentation « Néronienne ». Le dernier rôle aura été pour les flammèches et les fumerolles dévastatrices de l’enfer de la fournaise.
Dans ce grand théâtre de la vie quotidienne qu’est déjà l’Ajaccio de ce début de xx°siècle, les mésententes, les querelles de clocher, le jeu funeste de la « pulitichella » et autres prévarications à la solde d’intérêts particuliers sèment de façon virulente la paralysie et la destruction de toute vie culturelle et sociale au service de la cause publique. Dans les décombres calcines de la grande « arène sanctifiée » on retrouvera des bidons de pétrole sans qu’aucune enquête ne soit ouverte. Le théâtre St Gabriel à vécu. Aujourd’hui, 80 ans après le sinistre autodafé, la cité impériale est toujours orpheline d’une scène digne de ce nom. En lieu et place de l’ancien temple de la culture, l’hôtel des postes et son beffroi d’un goût discutable sont les mauvais symboles de certains aspects pratiques de la vie moderne. Seuls subsistent du défunt bâtiment, son monumental parvis et son esplanade occupée par des kiosques à journaux et friandises.
Synonyme de féerie et de nostalgie pour quelques vieux Ajacciens, le lieu est noyé dans le plus complet anonymat pour les jeunes générations. Tragique dans son dénouement, mais truculente dans son déroulement et dans ses fulgurances, l’histoire du théâtre St Gabriel mérite d’être contée comme un pan glorieux du riche passé Ajaccien.

Genèse et faste dans un grand XIX°siècle.
En ce temps là l’astre Napoléonien brille à son firmament. En 1808, Ajaccio compte 9000 âmes et se pose en bourgade de l’ancien temps. La Corse s’apprête à vivre sa « renaissance » en s’ouvrant au modernisme. Le préfet de Corse, Gabriel Comte de Lantivy sera l’homme de base du nouvel urbanisme de la cité. Les murs du vieil Ajaccio sont démantelés et le matériau ainsi disponible est affecté à la construction de nouveaux ensembles. De grandes avenues tracées au cordeau voient le jour et la ville s’arrime à son destin de capitale Corse.
Le 9 juillet 1826, le conseil municipal Ajaccien autorise le maire Constantin Stéphanopoli à acheter un terrain à la veuve d’Etienne-Po, née Madeleine Sabatini. Après la pose de la première pierre sur cet emplacement le 23 septembre 1827, trois années seront nécessaires à l’édification du théâtre dont les plans son réalisés par Jouvin, ingénieur des Ponts et Chaussées. L’édifice portera le nom St Gabriel en l’honneur du préfet Lantivy qui avait été l’instigateur de ce renouveau architectural comprenant aussi la préfecture, la caserne Abbatucci et le palais de justice.
L’inauguration a lieu le premier Février 1830 dans l’enthousiasme général en présence du maire, du préfet et de tout un parterre d’officiels. On y joue 2 vaudevilles, « le bourru bienfaisant » et « le somnambule » sous la direction de Belfort. S’égrène ensuite une longue litanie de succès, « Don Pasquale» de Donizetti, «Le Bal Masqué», «Rigoletto», «Le Trouvère », «La Traviata », «La Tosca», mais aussi des opérettes comme «Les Cloches de Corneville», «Les Mousquetaires au Couvent», «Les Saltimbanques » etc…..
D’une capacité d’accueil de 800 personnes, la «Bâtisse» du cours Ste Lucie (ancienne dénomination du cours Napoléon) voit défiler les opéras les plus prestigieux estampilles Bellini, Rossini, Donizetti, Verdi, Coppola ou Mercadante pour ne citer que les plus grands. Têtes couronnées et événements marquants vont aussi contribuer au renom et à la légende du théâtre St Gabriel. Le 5 novembre 1836, une représentation est donnée en l’honneur du Duc d’Orléans, fils de Louis Philippe. En Mars 1854, la troupe de la Scala de Milan réserve à la ville la primeur de sa première apparition en France. Le 2 Février 1862 est donné «Ivanhoé »,opéra composé par un jeune Ajaccien, Thomas Sari, qui à transcrit la musique de l’Ajaccienne dont l’auteur est inconnu. Malgré des hauts et des bas en partie liées à une exploitation déficitaire, le point d’orgue de ce XIX° siècle restera incontestablement le 29 Août 1862 avec le magistral opéra de Verdi «Le Trouvere» joué en l’honneur de l’Impératrice Eugenie et du Prince Impérial en visite dans la ville berceau des Bonaparte.
Les fastes d’une époque bien révolue régalent un public d’Ajacciens fins connaisseurs des choses de l’opéra. « Lorsque l’on à été applaudi à Ajaccio on peut jouer sans crainte dans le monde entier. Cette phrase significative d’un artiste témoigne du haut degré de compétence et de passion ardente et vécue du public local.
Le 7 novembre 1796, l’entrée en scène d’un personnage majeur de la saga du St Gabriel permettra dorénavant d’exploiter cette veine lyrique typiquement Ajaccienne. Les trente années qui vont suivre représente l’age d’or de l’épopée du théâtre. Elles seront aussi son chant du cygne.

Un homme théâtre, un peuple
mélomane, une légende en lettres d’or.
Voici un homme qui mourut de la mort de son cher théâtre. Voici un géant qui régna sur trois décennies de vie culturelle Ajaccienne. Voici un amoureux du Bel Canto qui passa une grande partie de son temps entre Vienne, Milan et tout ce que l’Europe compte de places artistiques pour visionner des spectacles. Voici un chef d’entreprise qui joua les mécènes et engagea les ressources de sa scierie de St Joseph et de son atelier de peinture au profit de sa cause sacrée. Voici un humaniste et un philanthrope qui contribua à la diffusion de son art auprès des plus défavorises. Voici un esthète et un homme de goût qui s’entoura de décorateurs et de peintres dans sa quête perpétuelle d’absolu et de perfectionnisme. Voici un précurseur en son temps qui fit venir à la Corse ébahie le cinématographe des frères Lumière en organisant 1897 les premières séances de projection dans le péristyle du théâtre. Voici enfin celui par qui la lumière fut par le biais de la première électrification d’un bâtiment public Corse grâce à un ingénieux système de dynamo entraînée par une machine à vapeur. Président du comité central Bonapartiste, ami des arts et des lettres, proche de son peuple à qui il réservait gratuitement le «poulailler» du dernier étage, François Simongiovani fut tout cela avec l’élégance d’âme et la bonté naturelle de ceux chez qui exister et partager se conjuguent avec la même humanité. Que dire de plus sur lui et de l’offrande qu’il fit de sa personne, sinon qu’il incarnat durant son règne la tessiture veloutée aux suaves sonorités protectrices du royaume des harmoniques et du souffle, de la mezza voce, de l’aigu, du médium et du grave. Qui serait le maître du son, serait le maître des foules.
Les voix les plus prestigieuses retentiront dans le giron Ajaccien : César Vezzani, Gaston Micheletti, Fagianelli ou le grand Georges Thill. Interprètes et ténors débarquent des opéras de Paris, Toulouse, Vienne, du San Carlo de Naples ou de la Scala de Milan.
En ce vingtième embryonnaire, Ajaccio est un petit Nice. Touristes anglais et parfois Russes affluent dans cette station à la mode. On vient prendre le soleil et jouir d’un site incomparable. De ville écrin de beauté exceptionnelle qu’elle est, la cité de l’Empereur se verrait bien en ville d’art. L’essor du théâtre arrive à point nommé. Les petits orchestres pullulent sur ce terreau propice. Les acteurs et chanteurs étant logés chez l’habitant, les figurants et les choristes se recrutent sur place. Les entrailles du Borgu et du Carrughju regorgent d’oiseaux chanteurs et sifflotants. Une école Ajaccienne du chant se met en place peu à peu dont les Tino Rossi, Marc Paoli et consorts seront les héritiers légitimes.
De 1896 à 1927, durant le temps béni de la gérance de François Simongiovani, le succès du théâtre généra un effet de masse dans son sillage. Fédérateur, acteur social et culturel incontournable, son aura et sa notoriété créent forcément des jalousies et des haines à l’heure ou le développement du cinéma commence à devenir source de profit pour les premiers exploitants de salles. La suite, nous la connaissons, le feu et son pouvoir annihilateur s’en sont chargés. Les époques se succédant, l’ère du cinéma parlant annonciatrice de la civilisation de la petite lucarne vient de frapper les trois coups de son entrée en scène. Ita missa est !
Pour célébrer cette ode à la joie et à la grandiloquence que fut le théâtre St Gabriel, finissons par une histoire Belge. Un jeune noble Français amoureux d’une comédienne avait suivi une troupe Belge à Ajaccio. Un soir de représentation le jeune homme monta sur scène et déclama un poème à l’intention de sa dulcinée. Le compositeur Van Campemhout mit en musique les paroles enflammées et ainsi naquit l’ hymne Belge plus connu sous le nom de La Brabançonne.
Les moments ou une idée, issue d’un cerveau s’empare violemment de milliers d’êtres, ces instants sont les plus intenses de l’histoires de l’humanité. Les lieux ou se font l’histoire sont comme les idées fondatrices, immortels à jamais.
François Poli